mercredi 17 octobre 2012

De la Sagesse Sublime dans le Verbe de Moïse (1) - Ibn'Arabi

Selon sa signification spirituelle (hikmah), le meurtre des enfants mâles [des Israélites, meurtre ordonné par Pharaon] dans le but de détruire le prophète [dont la naissance lui avait été prédite] (1), eut lieu pour que la vie de chaque enfant tué dans cette intention affluât à Moïse; car ce fut en supposant qu'il était Moïse que chacun de ces enfants fut tué; or, il n' y a pas d'ignorance [dans l'ordre cosmique], de sorte que la vie [c'est à dire l'esprit vital] (2) de chacune de ces victimes dut nécessairement revenir à Moïse. C'était de la vie pure, primordiale, n'ayant pas été souillé par des désirs égoïstes. Moïse était donc [de par sa constitution psychique] la somme des vies de ceux qui avaient été tués dans l'intention de le détruire.
Dès lors, tout ce qui était préfiguré dans la prédisposition psychique de chaque enfant tué se retrouvait en Moïse, ce qui représente une faveur Divine exceptionnelle que personne avant lui n'avait reçue. (3)

[Conformément à sa constitution psychique] les Sagesses de Moïse (4) sont nombreuses. Si DIEU le veut, j'en exposerai quelques-unes dans ce chapitre au fur et à mesure que le Commandement Divin m'en inspire. Or, la première chose de cet ordre qui me fut apprise est celle que je viens de mentionner.
Moïse est donc né comme une synthèse de beaucoup d'esprits vitaux, qui étaient autant de forces actives; car le jeune agit sur l'adulte. Ne vois-tu pas comme le petit enfant influence l'adulte par le pouvoir attractif qui lui est inné, de sorte que l'adulte dépose sa dignité pour amuser l'enfant, pour le faire rire, et qu'il se met au niveau de l'intelligence enfantine. C'est qu'il obéit inconsciemment au pouvoir de fascination de l'enfant, qui l'oblige ainsi à s'occuper de lui, à le protéger, et à lui procurer ce dont il a besoin, à le consoler aussi, pour qu'il ne sente pas d'angoisse. Tout cela fait partie de l'influence qu'exerce le jeune sur l'adulte; la cause en est la puissance de l'état, car le jeune est plus directement rattaché à son Seigneur, à cause de sa primordialité, tandis que l'adulte en est plus éloigné. Or, celui qui est plus proche de DIEU se fait servir par celui qui en est plus éloigné, comme les anges les plus proches de DIEU sont servis par les autres. L'Envoyé de DIEU avait coutume de s'exposer tête nue à la pluie, lorsqu'elle commençait à tomber, et il disait de la pluie qu'elle venait toute fraîche de son Seigneur. Considère donc cette connaissance de DIEU [manifestée par ce geste] du prophète; y a-t-il quelque chose de plus lumineux, de plus sublime et de plus clair ? C'est ainsi que la pluie fascinait le plus noble des hommes par sa proximité envers son  Seigneur; elle était comme l'envoyé céleste qui lui apportait l'inspiration Divine. Elle attirait le prophète spontanément, en vertu de sa nature essentielle, de sorte qu'il dût s'offrir à elle pour recevoir ce qu'elle lui apportait de Divin; car il ne se serait pas exposé à la pluie si elle ne lui avait pas transmis un bienfait Divin.
C'est là la fonction médiatrice (Risâlah) de l'eau, dont DIEU " a créé toute chose vivante" (coran, XXI, 31) - comprends-la bien !


Pour ce qui est de la sagesse impliquée dans le fait que Moïse a été mis dans une arche et abandonné sur le Nil, nous dirons que l'arche (at-tâbût) correspond à son réceptacle humain (an-nâsût) et le Nil à la connaissance qu'il dut assimiler par l'entremise de ce corps, c'est à dire par le moyen de la pensée et  des facultés de sensation et d'imagination, facultés qui ne sauraient transmettre quelque chose  à l'âme humaine sans l'existence préalable de ce corps composé des éléments. Seulement quand l'âme arrive dans ce corps et qu'elle en dispose par ordre Divin et le gouverne, elle est douée des facultés correspondantes, qui lui permettent de réaliser ce que DIEU veut qu'elle réalise par le gouvernement de cette arche, où habite la paix (as-sakînah) du Seigneur (5). C'est ainsi que Moïse fut exposé dans son arche au Nil, afin qu'il réalise par ces facultés les domaines respectifs de la connaissance. DIEU lui apprit par  là que si l'esprit est bien le roi [de l'organisme humain], il ne le régit cependant que par lui, c'est à dire par l'intermédiaire des facultés rattachées à ce réceptacle humain dont le symbole est l'arche. De même, DIEU ne régit le monde que par le monde lui-même, ou par sa "forme" [qualitative]. Il le régit par lui-même, selon la loi qui fait que l'existence du généré dépend de celle du générateur, les finalités de leurs fins, le conditionné de ses conditions, les effets de leurs causes, les conclusions de leurs preuves, et toute chose vraie des vérités qui la définissent. Car tout cela [les uns et les autres de ces termes] fait partie du monde, de sorte que DIEU [coordonnant ces complémentaires] gouverne le monde par le monde; - nous avons ajouté : " ou par la forme du monde"; par là nous entendions la forme essentielle du monde, à savoir les Noms Divins et les Qualités transcendantes de DIEU. En effet, nous n'avons appris de Nom Divin dont nous ne trouvions la signification et l'esprit dans le monde, de sorte que, sous ce rapport, DIEU ne gouverne le monde que par la "forme" du monde. C'est pour cela que [le prophète] dit au sujet de la création d'Adam, qui est le prototype synthétisant toutes les catégories de la Présence Divine- l'Essence, les Qualités et les Activités-, que "DIEU créa Adam en Sa forme". Or, sa "forme" n'est autre que la Présence Divine Elle-même, de sorte que DIEU manifesta dans ce noble "résumé" qu'est l'homme parfait (ou l'homme universel : al-insân al-Kâmil) tous les Noms Divins et les Réalités essentielles (al-haqâïq) de tout ce qui existe en dehors de lui, dans le macrocosme, en mode "détaillé". Il fit de l'homme parfait l'esprit du monde et lui en asservit le haut et le bas (6) à cause de la perfection (ou universalité : kamâl) de sa "forme". De même qu'il n' y a "nulle chose" dans le monde "qui n'exalte pas DIEU par sa louange" (coran XVII, 40), il n'y a aucune chose dans le monde qui ne sert pas cet homme, à cause de l'essence de sa forme : "DIEU vous a rendu serviable ce qui est dans les cieux et sur terre, le tout de Lui" (coran XXII, 64); tout ce que le monde contient est sujet à l'homme. Ceci est connu par celui qui connait, à savoir par l'homme universel, et ignoré par celui qui ignore, à savoir par l'homme animal (7).

Selon les apparences, le fait que Moïse fut mis dans l'arche et abandonné au Nil signifiait sa perte; en réalité c'est par là qu'il fut sauvé et qu'il vécut, de même que l'âme est vivifiée par la connaissance après sa mort dans l'ignorance, selon la parole coranique : "... ou celui qui était mort" dans l'ignorance, "et que Nous avons vivifié" par la connaissance, "en lui donnant une lumière avec laquelle il marche entre les hommes", - cette lumière étant la direction Divine, " est-il comme celui qui, en parabole, se trouve dans les ténèbres" de l'erreur "ne sortant jamais d'elles" (coran VI, 122), - l'état de l'ignorance étant lui-même indéfini, sans terme d'arrêt.

La guidance Divine consiste en ce que l'homme soit amené à la perplexité (al-hayrah) [en face de la Réalité supra rationnelle], pour qu'il sache que l'existence est tout entière perplexité [à savoir oscillation entre deux aspects Divins apparemment contradictoires]; or, la perplexité est instabilité [au sens de non-inertie] et mouvement, et le mouvement est vie, de sorte qu'il n' y a pas d'inertie ni de mort, mais pure existence, sans absence.

Telle est aussi la nature de l'eau, qui communique la vie à la terre et en provoque le mouvement, selon la parole coranique : "Et tu vois la terre déserte, et quand Nous descendons sur elle de l'eau, elle frémit et conçoit et produit" - ou enfante - "toutes sortes de couples en beauté" (coran XXII, 5), c'est à dire qu'elle n' enfante que ce qui est conforme à sa propre nature qui, elle, est sujette à la dualité, qui est polarité. De même, l'Être Divin assume la multiplicité [des aspects] et des Noms, qui Le désignent comme tel ou tel, en vue du monde, qui présuppose de par sa nature les multiples essences des Noms qui s'y affirment. Inversement, la multiplicité du monde est unité sous le rapport de son essence. De même la Hylé est multiple en vertu des formes qui apparaissent en elle, et dont elle est le support substantiel, DIEU apparaît comme multiple en vertu des formes de Sa propre révélation,de sorte qu'Il est le "lieu de révélation" (majlâ), où les formes du monde se révèlent les unes aux autres, tout en restant essentiellement un (8). - Considère donc la beauté de cet enseignement Divin, dont DIEU accorde la compréhension à ceux qu'Il choisit d'entre Ses serviteurs !

Lorsque la famille de Pharaon trouva Moïse sur le Nil auprès d'un arbre, Pharaon l'appela Mûsâ, signifiant en langue égyptienne "eau" et "arbre", - parce que l'arche s'était arrêtée contre un arbre dans le fleuve en crue. D'abord Pharaon voulut le tuer, mais sa femme s'y opposa, parlant par inspiration Divine, puisqu'elle avait été créée pour la perfection spirituelle, selon la parole du Prophète qui dit qu'elle et Marie atteignirent la perfection des parfaits parmi les hommes (9). Elle dit donc à Pharaon au sujet de Moïse : " Il sera une consolation pour moi et pour toi (coran XXVII, 9), et, en effet, c'est par lui qu'elle fut consolée en recevant la perfection spirituelle, comme nous venons de le dire.
D'autre part, il fut une consolation pour Pharaon aussi, à cause de la foi que DIEU lui donna [avant qu'il ne fût noyé dans la Mer Rouge], en sorte que DIEU saisit l'esprit de Pharaon dans un état purifié, sans souillure, puisqu'il le saisit dans sa foi [toute nouvelle], avant qu'il ait pu la souiller par un  péché; car la soumission à DIEU efface tout péché qui la précède. Aussi fit-Il de lui un signe de Son aide librement accordée à quiconque Il veut [selon la parole coranique : "pour que tu sois un signe pour ceux qui vivront après toi" (coran X, 91)] afin que personne ne désespère de la miséricorde Divine car : "ne désespère de l'Esprit de DIEU que le peuple des mécréants" (coran XII, 87). Si Pharaon avait été de ceux qui désespèrent, il ne se fût pas soudainement soumis à DIEU (10). Donc, Moïse fut, comme le dit la femme de Pharaon : "une consolation pour moi et pour toi; ne le tuez pas, il se peut qu'il nous soit  utile" (coran XXVIII, 10). C'est bien ce qui arriva, car DIEU leur fit du bien à cause de Moïse, bien qu'ils ne se fussent pas doutés qu'il était le Prophète qui devait détruire le règne de Pharaon et sa famille.

Lorsque DIEU le protégea ainsi de Pharaon, le coeur de sa mère fut délivré du chagrin qui l'avait opprimé. Ensuite, DIEU empêcha l'enfant d'accepter de nourrice jusqu'à ce qu'il reçut le sein de sa mère, qui le nourrit ensuite, et par là DIEU lui rendit sa joie parfaite (11). Ceci est analogue à la connaissance des différentes voies sacrées (sharâ'i), selon la parole Divine : " A chacun de vous Nous avons donné une voie (shir'atan) et une direction (minhâjâ) (coran V, 52); ce dernier terme signifie [lorsqu'on le décompose en minhâ et (12) la provenance d'un être; or, celle-ci correspond à la nutrition par le lait maternel, de même qu'une plante se nourrit de sa racine. [conformément à ce principe, qui veut qu'un être ne se nourrisse que de sa mère] une chose peut être illicite, selon telle voie sacrée et licite selon telle autre, - j'entends selon les apparences, car, en réalité, il ne s'agit pas d'une seule et même chose, dans ce cas-ci comme dans l'autre, dès lors que l'ordre Divin [c'est à dire l'Existence] est fait d'un renouvellement continuel de la création, sans répétition aucune. Or, cette divergence des voies sacrées est symbolisée, dans l'histoire de Moïse, par son aversion contre les nourrices.

La vraie mère d'un enfant est celle qui l'allaite et non pas celle qui en accoucha seulement, car cette dernière porta l'enfant comme une chose qui lui était  confiée, qui croît en elle et qui se nourrit de son sang matriciel sans que la volonté de la mère y soit impliquée, ni sa générosité, car l'embryon ne se nourrit que du sang qui rendrait la mère malade et la tuerait, si l'enfant ne s'en nourrissait et que le sang ne puisse pas sortir d'elle. C'est donc l'embryon qui est un bienfait pour la mère, parce qu'il se nourrit du sang matriciel et qu'il la protège ainsi du mal que la rétention lui causerait. Tel n'est pas le cas de la femme qui allaite, car en donnant son lait elle veut conserver la vie de l'enfant. Or, DIEU destina à Moïse comme nourrice la mère qui l'enfanta pour qu'aucune autre femme hors sa mère n'eût un droit sur lui, et aussi pour qu'elle en fût consolée en l'élevant et en le voyant grandir sur son sein.
source : La Sagesse des Prophètes (Ibn'Arabi)
à suivre








1.selon une certaine tradition, les astrologues égyptiens avaient prédit à Pharaon la naissance d'un prophète israélite qui le détruirait.

2.L'esprit vital (ar-rûh) est intermédiaire entre l'âme immortelle et l'organisme physique. Il se dissout généralement après la mort; dans certaines conditions, il peut se transférer tout ou partiellement sur un homme vivant, comme un ensemble de forces portant l'empreinte de l'âme du défunt; c'est là ce qui a lieu dans la succession des hiérarches lamaïstes appelés Tulku. Al-Qashâni ajoute que Pharaon, qui avait voulu faire échec à la prédestination Divine en tuant les enfants mâles des Israélites, favorisa par là même la manifestation du prophète, qui devait être comme la synthèse des âmes de son peuple. On remarquera la relation réciproque entre sacrifice et descente salvatrice.

3. Selon le Zohar, Moïse n'était pas seulement le représentant du peuple d'Israël, mais ce peuple même au regard de DIEU.

4. C'est à dire les sagesses Divines qui se manifestent dans les paroles, les actes et dans le destin même de Moïse.

5. As-sakînah correspond à l’hébreu ha shekhîna, désignant la Présence de DIEU dans l'arche d'alliance. C'est le corps qui est le support de la "Présence réelle" et non pas le mental.


6. Le monde des esprits actifs et celui des matières réceptives.

7. C'est à dire que cette souveraineté de l'homme ne peut être connue que dans le pur Esprit, essentiellement identique au prototype de l'univers, tandis que les facultés psychiques et sensibles ne la saisissent pas.

8. L'unité subsistance, passive, de la Nature ou de la Hylé est l'image inverse de l'Unité essentielle.

9. " D'entre les hommes, beaucoup ont atteint à la perfection (al-kamâl), mais parmi les femmes n'ont été parfaites que Assiya, la femme de Pharaon, et Marie..."

10. "Nous conduisîmes les enfants d’Israël à travers la mer. Pharaon, insolent et hostile, les suivit avec son armée. Mais lorsque la Mer menaça de l'engloutir, il dit : Je crois qu'il n' y a pas de DIEU hors Celui en qui croient les enfants d'Israël; je me soumets à Lui. Maintenant tu crois, alors que tu étais rebelle jadis et transgressant. Ce jour-ci Nous sauverons ton corps pour que tu sois un signe pour ceux qui vivront après toi. En vérité, beaucoup de gens négligent Nos signes" (coran X, 89-91).
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11." Le coeur de la mère de Moïse fut accablé de douleur; peu s'en fallut qu'elle ne découvrit son origine; [elle l'aurait fait] si Nous n'avions pas affermi son coeur afin qu'elle fût croyante. Elle dit à sa soeur : suivez l'enfant. Elle l'observait de loin sans qu'on l'eût remarquée.
" Nous lui avons interdit le sein des nourrices étrangères, jusqu'au moment [où la soeur de sa mère, arrivant] dit à la famille de Pharaon : Voulez-vous que je vous enseigne une maison où l'on s'en chargera pour votre compte, et où on lui voudra du bien ?

 " Ainsi Nous l'avons rendu à sa mère, afin que ses yeux attristés se consolassent, qu'elle ne s’affligeât  plus et qu'elle apprit que les promesses de DIEU sont infaillibles. Mais la plupart des hommes ne le savent pas" (coran XXVIII, 9-12).

12. Minhâ = d'elle; jâ = est venu 

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