lundi 27 mars 2017

L'amour de Dieu pour les repentants - Ibn Arabi

L'amour que Dieu porte à ceux qui ne cessent de revenir à Lui par  le repentir provient de cette conformité.*

L'attribut Divin : Celui-qui-ne-cesse-de-revenir (vers Ses serviteurs) est du nombre de Ses Noms parfaits. C'est ainsi que Dieu dit à Son propre sujet : En vérité, Lui, Dieu, est Celui-qui-ne-cesse-de-revenir (tawwâb) (Coran IX, 104). Il dit des repentants : Dieu aime ceux qui reviennent (à Lui) repentants (Coran II, 222). En définitive, n'aime que Son Nom et Son Attribut et Il aime Son serviteur du fait qu'il s'en trouve qualifié. Mais alors, celui-ci est décrit par cette qualité seulement dans la mesure où l'Être Vrai la lui décerne, étant donné qu'Il revient vers Son serviteur en chacun de ses états blâmables qui l'éloignent  de Lui et qu'on nomme péché, désobéissance et transgression. Quand le serviteur, auquel un de ses semblables a fait du tort, lui rend un bienfait pour le mal qu'il lui a causé, sans lui tenir rigueur de son mauvais comportement, ce serviteur, donc, est lui aussi nommé : celui qui revient (tawwâb) tant qu'il retourne à Dieu de cette manière. Toutefois, seul celui qui ignore que Dieu est avec lui en tout en tout état peut valablement revenir vers Dieu. C'est pourquoi Dieu s'adresse aux êtres de cette manière : " Vous retournez à Dieu pour telle chose" mais seulement quand ils sont inattentifs au fait que Dieu est avec eux en tout état, ainsi qu'Il l'a consigné dans Son Livre : Et Lui est avec vous où que vous soyez (Coran LVII, 4). Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire (Coran L, 16).

Si tu retournes à Dieu à la suite d'une reddition de comptes ou d'une remise en question, tu fais preuve d'un repentir réel qui te conduit d'une condition à une autre.
C'est parce que tous les états sont dans la Main de Dieu que le repentir ou retour (rujû') Lui revient dans cette façon de considérer le problème. Celui qui retourne à Dieu passe, en définitive, de la transgression à l'agrément et de la désobéissance à l'obéissance. Tel est donc bien le sens à donner à l'amour que Dieu porte aux repentants.

Si donc tu es de ceux qui pardonnent un mauvais comportement que quelqu'un a eu à ton égard, Dieu revient à toi en pardonnant la disposition coupable que tu as pu avoir à Son endroit. Il revient ainsi vers toi par le bienfait.

Connais dès lors les réalités intimes des choses !
Comprends aussi les significations principielles attachées aux paroles que Dieu adresse à Ses serviteurs et discerne enfin les multiples degrés hiérarchiques (marâtib) pour que tu sois du nombre de ceux qui connaissent Dieu et Sa Parole !

Cet amour que Dieu a pour les repentants est énoncé à la fin du verset mentionnant l'inconvénient résultant de l'indisposition mensuelle des femmes (cf. Coran II, 222).

Le Prophète - sur lui la grâce et la paix - a dit : En vérité, Dieu aime le séducteur repentant", c'est-à-dire l'être éprouvé et qui veut que Dieu l'examine par ceux-là mêmes de Ses serviteurs à qui il a fait du tort. Aussi revient-il vers eux en usant de bienfaits à leur égard en compensation des torts qu'il leur a causés puisqu'il revient (vers ceux-là qu'il persécutait). Toutefois, Dieu ne peut les éprouver par les désobéissances ! Gardons-nous de Lui attribuer un tel comportement même si tous les actes en tant que tels doivent Lui être rapportés, car ils ne deviennent des transgressions qu'en vertu de la sentence (hukm) de Dieu qui en décide ainsi. Tous les actes de Dieu sont donc parfaits en tant que tels. Comprends bien cela !

*voir l'article concernant : De l'amour pour le Prophète Mohammed et de la conformité à lui sur mon blog : http://mourades.blogspot.fr/


Source : Traité de l'amour - Ibn Arabi

jeudi 22 décembre 2016

EXCELLENCE DES WIRDS - AL-GHAZÂLÎ

Sache que ceux qui voient les choses à la lumière de la vision intérieure savent pertinemment qu'il n'y
a pas d'autre salut que dans la rencontre de Dieu et que le seul chemin de la rencontre, pour l'homme est de mourir en aimant Dieu et en Le connaissant - Louange à Lui !

L'amour et la familiarité Divine ne s'obtiennent qu'avec le souvenir continuel de l'Aimé, l'assiduité à pratiquer cette remémoration. La connaissance de Dieu ne s'obtient que par la méditation continuelle fixée sur Lui, sur Ses attributs et Ses actions. Il n' y a, dans l'existence, rien d'autre que Dieu et Ses actes. Or, on n'accédera facilement au souvenir et à la méditation continuelle de Dieu qu'en donnant congé à ce monde et à ses passions, et en se contentant du strict nécessaire. On n' y arrivera qu'en consacrant les heures de la nuit et du jour aux exercices du dhikr et de la méditation.

Mai l'âme a une propension naturelle à l'ennui et au dégoût; elle ne peut supporter une manière uniforme de pratiquer le dhikr et la méditation. Une pratique répétitive ne ferait qu'engendrer en elle la lassitude. " Vous serez lassés avant Dieu qui ne saurait connaître l'ennui." (hadith rapporté par al-Bukhâri). Aussi, est-ce par une nécessaire condescendance qu'on la verra passer d'un wird à un autre, varier la technique, selon les moments, afin que, par cette diversion, son plaisir augmente, que, par son plaisir s’accroisse son désir et que, par la continuité de son désir, son application spirituelle demeure soutenue. Telle est la raison de la répartition diversifiée des wird-s.

Il convient que le dhikr et la méditation occupent tous les moments, ou du moins la majeure partie: l'âme, en effet, est portée par nature aux jouissances du monde. Si, par exemple, l'homme consacre la moitié de son temps à gérer les affaires de ce monde toutes les sollicitations légitimes que cela entraîne, et l'autre moitié aux devoirs cultuels, la balance penchera du côté du monde, parce que c'est conforme à sa nature. Si le temps accordé à l'un et à l'autre est égal, comment pourraient-ils se combattre, tandis que la nature penche vers l'un d'eux ? L'enveloppe extérieure des choses (zâhir) et leur réalité profonde (bâtin) sont complémentaires et coopèrent à l'organisation des choses de ce monde, tandis que le coeur se purifie et se dépouille en recherchant ces réalités. Mais être ramené aux devoirs cultuels est une entreprise onéreuse. On ne peut être sûr que le coeur est sincère et présent à lui-même qu'en certains moments. Celui qui veut entrer au Paradis sans avoir à rendre des comptes, qu'il consacre toutes ses heures à l'obéissance.
Celui qui veut faire pencher le plateau de ses bonnes actions et veut que ses oeuvres de bienfaisance pèsent lourd, qu'il engage dans l'obéissance la plus grande partie de ses heures. De fait, s'il mêle une bonne oeuvre à une oeuvre mauvaise, son état est périlleux. Pourtant, tout espoir n'est pas perdu; le pardon peut toujours être attendu de la générosité Divine : il se pourrait que Dieu l'octroie dans Sa libéralité et Sa générosité.

Voilà ce qui est dévoilé à ceux qui voient les choses à la lumière de la vision intérieure. Si tu n'es pas de ce nombre, considère le langage que Dieu tient à l'égard de Son Prophète, va y puiser à la lumière de la Foi.

Dieu a parlé à Son serviteur le plus proche et le plus élevé en degré auprès de Lui :

" Tu as, dans la journée, de nombreuses occupations. Invoque le Nom de ton Seigneur, consacre-toi totalement à Lui." ( Coran, LXXIII, 7-8).

" Invoque le Nom de ton Seigneur à l'aube et au crépuscule. Prosterne-toi, la nuit, devant-Lui. Célèbre longuement Ses louanges durant la nuit" ( Coran, LXXVI, 25-26).

" Célèbre les louanges de ton Seigneur, avant le lever du soleil et avant son coucher. Célèbre Ses louanges une partie de la nuit et après la prosternation" ( Coran, L, 39-40).

" Célèbre les louanges de ton Seigneur quand tu te lèves. Glorifie-Le une partie de la nuit  et au déclin des étoiles !" (Coran, LII, 48-49).

" La prière du début de la nuit laisse une empreinte plus forte et permet une attention plus soutenue" ( Coran, LXXIII, 6).

" Célèbre les louanges de ton Seigneur durant la nuit, ainsi qu'à l'aube et au crépuscule. Peut-être seras-tu agréé" ( Coran, XX, 130).

" Acquittez-vous de la prière le matin, le soir et plusieurs fois au cours de la nuit. Les bonnes actions dissipent les mauvaises" ( Coran, XL, 114).

Considère ensuite an quels termes Il qualifie les serviteurs qui ont vaincu. Dieu dit :
" Est-ce que le croyant, prosterné ou debout, se livre à la piété durant la nuit ? Pense-t-il avec crainte à la vie future ? Espère-t-il en la Miséricorde de ton Seigneur ? Dis : Ceux qui savent et les ignorants sont-ils égaux ?" ( Coran, XXXIX, 9).

" Ils s'arrachent de leurs lits pour invoquer leur Seigneur avec crainte et espoir" ( Coran, XXXII, 16).

" Ceux qui passent la nuit devant leur Seigneur, prosternés ou debout" (Coran, XXV, 64).
" Ils dorment peu la nuit; ils imploraient, dès l'aube, le pardon de Dieu" (Coran, LI, 17-18).

" Gloire à Dieu quand vous parvenez au soir et que vous vous retrouvez le matin" (Coran, XXX, 17).
" Ne repousse pas ceux qui prient matin et soir leur Seigneur et qui recherchent Sa Face" (Coran, VI, 52).

Tout ceci montre que le chemin vers Dieu est l'observation scrupuleuse des heures. Elles seront remplies par les wird-s d'une façon continue. C'est pourquoi le Prophète a dit: " Les serviteurs les plus aimés de Dieu sont ceux qui observent le soleil, la lune, les mouvements de l'ombre pour se souvenir du Dieu Très-Haut." Et Dieu dit :
" Le soleil et la lune se meuvent d'après un calcul" (Coran, LV, 5).
Soufis derviches

" Ne vois-tu pas comment ton Seigneur étend l'ombre ? Il l'aurait rendue immobile s'il l'avait voulu. Nous avons fait du soleil son guide, puis nous la ramenons à nous avec facilité" (Coran, XXV, 45).
" Il a déterminé les phases de la lune" (Coran, X, 5).

" C'est Lui qui, pour vous, a établi les étoiles afin que vous vous dirigiez d'après elles dans les ténèbres de la terre et de la mer" (Coran, VI, 97).

Ne pense absolument pas que la course du soleil et de la lune, d'après un calcul bien réglé, et la création de l'ombre, de la lumière et des étoiles auraient pour finalité d'être à notre disposition pour les choses de ce monde. Bien au contraire, elles visent à te renseigner sur la raison d'être des heures, pour que tu t'appliques, à ces moments, aux oeuvres d'obéissance et au négoce de la vie future. Une parole du Très-Haut te le démontrera : " C'est Lui qui fait que la nuit succède au jour pour celui qui veut se souvenir de Lui, ou qui veut être reconnaissant" (Coran, XXV, 62); c'est à dire qu'Il fait succéder l'un à l'autre, afin d'arriver à saisir dans l'un ce qui a échappé dans l'autre. Il souligne que cette alternance se propose le souvenir de Dieu et la reconnaissance, et non autre chose.
Dieu dit : " Nous avons fait de la nuit et du jour deux signes. Nous avons rendu sombre le Signe de la nuit, et clair le Signe du jour, pour que vous recherchiez les bienfaits de votre Seigneur et que vous connaissiez le nombre des années et le comput" (Coran, XVII, 12). Le bienfait recherché est la récompense et le pardon. Nous demandons à Dieu le secours efficace pour faire ce qui Lui agrée.

Source: Temps et Prières - Al-Ghazâlî



vendredi 8 avril 2016

LA PRIÈRE RITUELLE - Un saint soufi du XXème siècle (Cheikh Ahmad al-'Alawî)

Si, en sa plus haute signification, l'ablution représente la réalisation d'un état qu'on ne peut pas dépasser, il est permis de se demander ce que peut encore symboliser la prière rituelle.
Mais ce qui est unique dans le monde de la réalité est multiple dans l'"univers des symboles", expression qui désigne souvent ce monde-ci; en lui, en effet, la lumière Divine est comme réfléchie en d'innombrables miroirs dont certains captent seulement l'un des aspects de cette lumière et d'autres davantage. La station suprême est symbolisée, sous un ou plusieurs de ses aspects, en chaque rite fondamental de chaque religion quand ce rite est considéré en sa plus haute signification. Et l'on peut faire la même remarque sur chaque élément d'un rite complexe comme la prière islamique qui consiste en une série de gestes rituels. On peut considérer chaque geste soit en lui-même, soit soit dans sa relation avec les autres gestes qui le précèdent ou le suivent, c'est à dire soit comme un symbole complet, soit comme partie d'un symbole ou comme les deux à la fois. Cette complexité, inhérente à tout symbolisme, est ce qui rend - ou contribue à rendre - les textes mystiques souvent si difficiles pour des esprits occidentaux modernes. Mais le cheikh présume que les intelligences plutôt synthétiques pour lesquelles il écrit saisiront cette complexité comme quelque chose qui leur est familier et leur appartient comme une seconde nature; aussi ne dit-il absolument rien pour l'expliquer. En son interprétation des gestes de la prière rituelle, les apparentes inconséquences ou contradictions sont simplement dues à la présence simultanée de deux symbolismes en sont esprit. Car, bien qu'il considère surtout les mouvements de la prière comme les éléments d'un tout en relation réciproque, il n'oublie cependant jamais la signification suprême de chacun s'il est pris en lui-même. En d'autres termes - pour user d'un genre d'expression conforme au sien -, l'eau de l'invisible n'est jamais très éloignée de la surface et jaillit continuellement en une source qui inonde d'absolu toute explication. Cela est vrai de tous ses écrits et leur confère une qualité rituelle qui les rend particulièrement comparables à la prière elle-même pendant l'absolu coule sans cesse à flots, par la répétition de la formule Allâhu Akbar (Dieu est le plus grand) qui accompagne chaque rituel à l'exception d'un seul. Comme il l'explique lui-même, le but de cette répétition par l'adorant est de "saturer tous ses instants de la conscience de la grandeur absolue de Dieu".




De la Fâtihah, il dit : " C'est l'intime discours formellement requis de l'adorant dans la Présence Divine, lorsqu'il se tient devant son Seigneur et lorsque les secrets de la Divinité coulent sur lui à flots. Les lumières de la Présence resplendissent sur celui qui parvient à cette théophanie; il a atteint un état d'ultime proximité. Après cela, il ne reste plus rien qu'un échange de confidences. Dans le langage des Gens, c'est la situation du discours intime; en elle l'oreille du gnostique se réjouit de ce que lui dit le Seigneur des mondes."
Puis le cheikh nous ramène à la signification de cet élément du rite, non plus comme un tout en soi; mais par rapport au reste de la prière, en limitant son expression de l'absolu par une allusion à quelque possibilité supplémentaire à venir et au caractère préliminaire de ce qui a été acquis mais qui n'est pas encore une possession éternelle :

" Ce qu'ils entendent de meilleur de leur Divin protecteur est ceci : " Cette proximité ne laisse-t-elle rien à désirer ?"
à quoi, celui qui est immergé dans les lumières de la contemplation répond : " Non, en vérité, et pour cela Louange à Dieu, le Seigneur des mondes", car il a été favorisé au-delà des autres et il a atteint ce que son imagination avait été impuissante à concevoir, ainsi que l'a dit l'un d'eux :


Mon désir fut comblé au-delà de mes plus hautes espérances
Ô qu'il soit mien, totalement et à jamais."

Considérant la prière dans son ensemble, il en  donne le résumé suivant :

" Quand il a rendu valable son entrée dans le rite de la prière (en élevant ses mains et en disant Allâhu Akbar) et quand les lumières de la manifestation Divine ont brillé sur lui de façon visible, il commence à se retirer en lui-même peu à peu, et son premier geste de retrait est de laisser tomber ses mains de chaque côté ou de les poser sur sa poitrine, après les avoir élevées au niveau de la tête. Il fait tout cela en raison de son approche de la vérité, et plus il s'en approche, plus il se retire en lui-même. Car il est d'abord demandé à l'adorant de se dresser de toute sa taille et d'élever les mains devant la vérité qui se manifeste à lui, mais lorsqu'un certain degré d'union a été réalisé et que l'adorant a commencé à s'approcher progressivement de la vérité, sa taille se modifie et son existence s'abaisse et commence à se replier comme se replie le rouleau d'un écrit, à cause de sa proximité à l'égard de la vérité, jusqu'à ce qu'il parvienne à l'extrême proximité qui est la position de prosternation. Le prophète a dit : " C'est dans la prosternation que le serviteur est le plus près de son Seigneur." Dans la prosternation, il descend de la taille de l'existence au repli du néant, et plus son corps est replié, plus son existence l'est aussi, ainsi que l'a dit quelqu'un :


En ma vision s'est anéantie mon existence; je me suis départi
Du "je" de ma vision, en l'effaçant, en ne l'affirmant pas.

" Avant sa prosternation, le gnostique se tenait debout dans la position de l'existence, mais après sa prosternation il s'est éteint, comme une chose disparue, effacé en lui-même et éternel en son Seigneur."

Nous avons déjà mentionné, parmi les gestes de la prière, une inclination suivie de deux prosternations. Après avoir précisé que l'inclination signifie effacement des actions et des qualités (dans les qualités et les actes Divins), il dit au sujet de la prosternation :

" Quand l'adorant est parvenu au degré de prosternation et qu'il s'est éteint à l'égard de l'existence, il se prosterne une deuxième fois afin de s'éteindre à l'égard de son extinction. Ainsi sa (deuxième) prosternation est identique à son redressement de la première, redressement qui signifie subsistance."

Le cheikh veut dire par là que, symboliquement, ce redressement et cet abaissement doivent être considérés comme simultanés; chacun est une extinction en ce sens que chacun représente un "résultat" purement positif de l'extinction :
le redressement signifie subsistance, tandis que la deuxième prosternation couronne cette subsistance de la couronne du Divin. Si nous revenons à ce vers déjà cité :

Tu ne vois pas qui tu es, car tu es, mais non "toi"

on peut dire que le redressement signifie tu es, tandis que la deuxième prosternation signifie mais non "toi". Se référant à la simultanéité de ces deux positions, il continue :

" Il est prosterné à l'égard de la vérité, droit à l'égard de la création, éteint (comme s'éteint une qualité Divine) dans l'unité transcendante, subsistant dans l'unité immanente. Ainsi la prosternation des gnostiques est ininterrompue et leur union ne connaît pas de séparation. La vérité les a tués d'une mort qui ne connaît pas de résurrection.
Alors Il leur a donné la vie, la vie infinie qui ne connaît pas de mort."

Au sujet de la perpétuité de la prosternation, le cheikh attire notre attention sur le fait qu'il est recommandé à l'adorant de ne pas lever les mains du sol pour les placer sur ses genoux lorsqu'il se redresse de la prosternation pour la position assise, mais de les faire glisser du sol ses genoux.
Il estime que cette recommandation est faite "afin qu'on n'imagine pas à tort que l'adorant, après s'être prosterné, c'est à dire après avoir été dépouillé de l'existence et après avoir saisi la corde de l'Essence, son ultime désir, en se relevant abandonne par l'élévation de ses mains tout ce qu'il a gagné... En somme, de cette recommandation, on doit conclure que l'adorant, ayant atteint son but, conserve toujours prise sur la corde de Dieu".

Après la dernière prosternation précédant la fin de la prière, l'adorant reprend la position assise dans laquelle, après les formules de dévotion envers Dieu, les demandes de paix sur le prophète, sur lui-même et sur tous les croyants, il tourne la tête à droite et achève la prière par ces mots : As-Salâmu 'alaikum (la paix soit avec vous !).

De cette position finale, le cheikh dit ceci :

" Il doit prendre une position intermédiaire lorsqu'il retourne à la création, autrement dit, il doit être assis, ce qui est à mi-chemin entre la prosternation et la position debout, afin de rendre valables ses rapports avec la création. Car s'il revenait vers les créatures dans un état correspondant à la prosternation, c'est à dire dans un état d'extinction et d’effacement, il ne pourrait faire attention à elles. Et il ne peut plus retourner à la création dans la position debout, c'est à dire dans l'état d'éloignement de la vérité où il se trouvait avant son extinction, car il retournerait ainsi à la création comme une simple créature et il n'y aurait en lui aucun bien et nul ne bénéficierait de son retour. Il doit donc prendre une position intermédiaire, et "le juste milieu est le mieux en toutes choses". On dit : " Vive l'homme qui connait sa valeur et se place au-dessous d'elle !" Or l'homme n'obtient la connaissance de sa valeur que dans son effacement. Aussi la position assise est-elle requise de lui après son effacement."




Quant à ce qui déplaît à Dieu (makrûh) pendant la prière, Ibn 'Ashir mentionne, entre autres choses : " Réfléchir sur ce qui est incompatible avec un abaissement révérenciel."
Le cheikh dit :

" Toute réflexion est en fait incompatible avec un abaissement révérenciel qui (en son sens le plus total) n'est autre qu'un éblouissement émerveillé devant l'Essence de Dieu. On peut méditer sur les choses créées mais non sur l'Essence, comme l'a dit le prophète : " Méditez sur toutes choses mais ne méditer pas sur l'Essence de crainte de périr." La pensée concerne seulement ce qui est créé, mais quand le gnostique est parvenu au Créateur, alors sa pensée se transforme en émerveillement. Ainsi, l'émerveillement est le fruit de la pensée, et une fois qu'il s'est produit, le gnostique ne doit pas se détourner de lui ni l'échanger pour ce qui est inférieur.
Il ne peut jamais avoir assez d'émerveillement devant Dieu et, en vérité, le prophète disait : " Ô Seigneur, accrois mon émerveillement devant Toi." La méditation est requise du faqîr tandis qu'il accomplit son voyage. On médite sur l'absent, mais lorsque Celui qui était recherché est présent en personne, alors la méditation se change en émerveillement."
Il cite :


Par un excès d'amour accrois envers Toi mon

émerveillement;
Aie pitié d'un coeur que dévore le feu de sa passion pour Toi,
Et si je demande à Te voir, tel que Tu es, ne répond pas :
tu ne Me verras pas*, mais laisse-moi Te voir.


Être "distrait" et "détourner les yeux" sont aussi makrûh. Le cheikh dit : " Être inattentif, pour le gnostique, c'est être occupé de ce qui ne le concerne pas après qu'il a réalisé le degré de la perfection; et toute occupation qui n'est pas tourné vers Dieu n'est que frivolité et distraction et ne mérite pas que l'on tourne seulement la tête ou que l'on y consacre un instant. Ces occupations en question peuvent être permises à la multitude, mais, pour le gnostique, elles sont comptées comme mauvaises. " Les bonnes actions des Justes sont les mauvaises actions des Rapprochés"; si même de bonnes actions peuvent être eux des fautes, que dire des autres actes qui altèrent directement leur noblesse ? Il leur est permis de manifester leurs lumières de ce monde, mais elles doivent se situer à la périphérie et non en eux-mêmes, car les gnostiques sont intérieurement toujours avec Dieu, et si leur être intérieur devait être occupé par quelque chose d'autre, ils seraient distraits en Sa présence.

Quant à "détourner les yeux", pour le gnostique ayant réalisé l'unité de Dieu par la vision directe, cela équivaut à se tourner vers une autre station ou vers la recherche de quelque chose de plus que ce qu'il a déjà; par exemple, se tourner vers l'accomplissement des prodiges dans le désir de violer à son profit les lois naturelles et de pouvoir, concurremment à la vérité, détruire celui dont il veut la destruction et sauver celui dont il veut le salut. Si Dieu, dans Sa bienveillance, ne vient pas le chercher pour le ramener où il était, il périra avec ceux qui périssent,puisqu'il s'est efforcé d'échanger le meilleur pour le pire, le supérieur pour l'inférieur, et qu'il ne fut pas satisfait d'une seule nourriture. Il est donc à craindre qu'il n'ait à retourner en Egypte, dans l'Egypte des âmes, puisqu'il ne fut pas satisfait par la présence du Très-Saint.

Il fait clairement comprendre, cependant, qu'un tel exemple ne s'applique qu'à "ceux qui prétendent faussement avoir atteint la sainteté". En ce qui concerne le véritable saint, il dit : " Les actes, les paroles et les états des gnostiques se situent entre ce qui est obligatoire et ce qui est recommandé, sans dépasser cette limite. Mais c'est avec l'aide de Dieu qu'ils accomplissent cela, de sorte que même si l'un d'eux désirait se détourner de ce qui plaît à Dieu et à Son apôtre, cela ne lui serait probablement pas possible; à vrai dire, il en serait incapable et l'incapacité, en ce sens, est la réalisation accordée par Dieu. D'où l'on affirme que la sauvegarde (hifz) du saint est comme l'infaillibilité ('içmah) des prophètes."
Puis, passant aux rites funéraires, il dit au sujet du lavage du mort :

" On ne lave pas celui en qui reste une trace de vie. Si même il se trouvait déjà sur la table de lavage et qu'en l'un de ses membres apparût un signe de vie, le laveur l'abandonnerait sur-le-champ." De même le cheikh ne procède pas à la purification du disciple tant qu'il reste en lui quelque trace de l'âme inférieure, c'est à dire à moins qu'il n'ait réalisé sa mort, en réduisant en cendre le feu de sa nature. Sinon, il le laissera aussi longtemps qu'il y'aura en lui quelque désir de vie. C'est pourquoi il exige que le disciple qui aspire à entrer dans la présence de Dieu fasse d'abord tous ses efforts pour anéantir son âme et détruire son existence par le souffle de l'extinction, afin d'être passif entre les mains du laveur, de crainte d'être abandonné avec toutes ses impuretés, à cause de sa nature rétive et obstinée et de son manque de passivité.
Comme l'a dit l'un d'eux :


Si le Destin est propice et si le sort te conduit
Auprès d'un véritable cheikh, un cheikh versé dans la vérité,
Efforce-toi de lui plaire et de suivre ses désirs,
Abandonne tout ce que tu voulais accomplir,
Sois avec lui comme un cadavre entre les mains du laveur.
A son gré celui-ci le tourne, sans qu'il cesse d'être 
passif.

" Ainsi doit être le disciple entre les mains de son Maître, s'il désire être purifié de tout ce qui l'a souillé et s'il échapper à ses limites naturelles. Alors, quand sa purification a été accomplie et qu'il est nettoyé de sorte que, de la niche de son existence, ait rayonné la lumière de son coeur, il faut qu'il tienne cette lumière cachée, car la garde des secrets est une marque du gnostique parfait, de même que leur divulgation est une caractéristique de l'ignorant. C'est là la signification du linceul : il doit envelopper le verre de la liberté avec la niche de la servitude de sorte que rien n'apparaisse de son état d'élu, sauf ce qui est nécessaire. Quand la mort de l'âme a été réalisée, quand celle-ci a été purifiée de la vue par les yeux des sens et enveloppée d'un vêtement convenable, alors elle a mérité d'être cachée aux yeux indiscrets, et c'est ce que signifie l'ensevelissement; c'est à dire qu'elle a mérité l'ensevelissement dans la terre de l'obscurité afin que, par la suite, sa pousse soit belle et agréable à Dieu, ainsi que l'a dit l'auteur de al-Hikam : " Ensevelis ton existence dans la terre de l'obscurité, car la graine ne produit pas en abondance si elle n'est pas ensevelie."




" En vérité, il n'est rien de mieux pour le disciple que l'obscurité après la réalisation, et il n'est pas pour lui de plus grand mal que la renommée en un tel moment, c'est à dire au moment de son arrivée à Dieu, non par la suite, car après son ensevelissement dans la terre de l'obscurité il n'y a pas d'inconvénient au déploiement de sa renommée puisque la pousse est venue quand les racines furent affermies et non avant, de sorte que, sans aucun doute, elle produira en abondance.

" En outre, il n'a pas recherché pour lui-même la manifestation, mais c'est Dieu qui l'a manifesté après son ensevelissement. Il l'a tué et enseveli; puis, s'Il le veut, Il le relèvera; mais s'Il ne le veut pas, il n'appartient pas au gnostique de relever sa renommée de son propre gré, car, en cette station, il est dépourvu de cette préférence, ne désirant ni manifestation ni occultation : il est comme un outil dans les mains de l'Artisan, ainsi  que l'a dit l'un d'eux :


Tu me vois, tel un instrument dont Il est l'utilisateur.
Je suis la plume dans la main du destin."

De façon analogue et par un symbolisme parallèle à ce dernier, la prière des funérailles reflète la réalisation de la sainteté suprême. De même que le corps, à la mort, quitte l'âme, de même l'âme, dans la mort spirituelle, quitte l'esprit. Le cheikh dit :

" La mort corporelle ne peut pas avoir lieu sans l'intervention de l'ange de la mort, et de même la mort spirituelle ne peut se produire que par l'intermédiaire d'un Maître qui sait comment saisir l'esprit de ses disciples.

" Comment celui qui comprend que la mort spirituelle a pour conséquence les délices de la contemplation du Divin n'abandonnerait-il pas son âme à la destruction, considérant comme vanité tout ce qu'il laisse derrière lui, car bien vaines, en vérité, sont ces choses aux yeux de celui qui sait ce qu'il recherche ? En effet, bien que l'âme soit précieuse, au-delà réside Ce qui est encore plus précieux qu'elle :


Précieuse est l'âme, mais pour Toi je veux l'échanger,
Il est amer d'être tué, mais pour Ton bon plaisir cela devient
douceur.

" Quand le disciple se livre à un cheikh afin qu'il puisse l'unir à son Seigneur, alors le cheikh doit l'amener dans la présence de Dieu par un rite dont les obligations sont au nombre de quatre.(1)

" Parmi les obligations, qui régissent l’accomplissement de cette mort et l'ensevelissement de l'existence du disciple, se trouvent quatre affirmations de la grandeur de Dieu. Cela signifie que le Maître doit imposer à l'attention de son disciple les quatre aspects de l'Être : primauté et ultimité, extériorité et intériorité tout à la fois, coupant court à tous ses arguments et fermant toutes les échappatoires. C'est alors que la vérité de la Parole de Dieu : Il est le premier et le dernier, l'extérieur et l'intérieur, devient si évidente que lorsque ces aspects ont serré leurs rangs et que, faute de vide entre eux, le disciple ne trouve aucune issue, sont esprit se retire et son corps s'anéantit puisque les directions de l'espace n'existent plus pour lui du fait que, de quelque côté qu'il se tourne, il ne trouve même pas l'espace d'un bout de doigt entre ces aspects. Se tournant vers lui-même, il découvre qu'il est l'un de ces aspects, et de quelque côté qu'il se tourne, il en est encore de même, conformément à Sa parole : Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu. Ainsi, tournant vers lui-même sa face, celui qui ravi voit la face de Dieu dans le miroir de sa propre existence et dit comme Al-Hallâj : " Dans mon vêtement il n'y a que Dieu"; et par là il ne désigne pas le seul vêtement, mais tous les corps, le plus élevé et le plus humble, les corps sensibles et les corps spirituels.

" C'est alors que l'esprit du disciple s'évanouit, car en présence de l'Être de la vérité il ne trouve ni "où" ni "entre" dans lequel il puisse exister.

" Celui qui prie sur le mort doit savoir comment le conduire en présence de Dieu puisqu'il intercède pour lui. Il doit donc le faire aimer de Dieu, afin qu'il puisse être accueilli; et lui-même sera ainsi l'un des hommes les plus chers à Dieu, comme l'a dit le Prophète, s'exprimant par la langue de la vérité : " Celui qui m'est le plus cher parmi les hommes, c'est celui qui Me rend cher aux hommes et qui Me rend les hommes chers."

" Qu'il soit donc aussi pressant que possible dans la prière, afin que la vérité fasse descendre sa béatitude sur le mort; et celle-ci ne l'agrée que si son Maître a une intention profondément résolu.

" Quand l'entrée du mort dans la présence de Dieu a été accomplie, c'est alors que le cheikh lui propose de passer de cette station vers une autre qui est la synthèse des deux stations extérieure et intérieure; et cela est exprimé par le mot "paix".

Source : Un Saint soufi du XXème siècle ( Le cheikh Ahmad al-'Alawî)


*Réponse de Dieu à Moïse (voir Coran).

1 les quatre éléments nécessaires dans la prière funéraire sont, selon Ibn'Ashir, "quatre louanges, la prière, l'intention, la paix", c'est à dire, prononcer quatre fois la formule Allâhu Akbar (Dieu est le plus grand), invoquer la miséricorde pour le mort avec une intention ferme et dire As-Salâmu'alaikum (la paix soit sur toi) comme à la fin de la prière rituelle ordinaire.

dimanche 28 février 2016

LA PURIFICATION RITUELLE CHEZ LES SOUFIS - Cheikh Ahmad al'-Alawî

C'est un principe général du soufisme qu'une parfaite formation exotérique constitue l'indispensable préparation pour entrer dans la voie ésotérique; dans l'ordre des Darqâwâ, à l'époque où le cheikh écrivit Al-Minah al-Quddûsiyyah, on faisait apprendre par coeur à tous les novices le Guide des éléments essentiels de la connaissance religieuse d'Ibn 'Ashir, afin de s'assurer par là qu'ils avaient un minimum d'instruction religieuse.

Ce petit traité en vers est divisé en trois parties, une pour chacun des trois aspects de la religion : imân, islam, ihsân, c'est à dire théologie, loi canonique (comprenant les obligations rituelles) et mystique. Al Minah al-Quddûsiyyah n'est qu'un des nombreux commentaires de ce traité. Mais il diffère des autres en ce sens qu'il transpose les deux premiers aspects de la religion au niveau du troisième, le plus élevé; il réintègre îman et islam dans l'ishân en donnant une interprétation purement mystique de la doctrine et des rites.
Quand le cheikh en vient finalement à la dernière partie, c'est à dire à l'exposé d'Ibn 'Ashir sur le soufisme, il dit :
" Jusqu'à présent, le poème a servi à orienter mes commentaires sans que j'aie tenu compte de tous ses détails d'expression, mais, maintenant, je me propose de le suivre de façon littérale et mot à mot." Toutefois, il ne s'attarde pas longtemps sur cette partie, car il en a déjà fait implicitement le commentaire dans ce qui a précédé.

Le symbolisme d'un rite est son essence même, sans laquelle il perdrait sa qualité rituelle. Par exemple, une prosternation qui ne signifie pas effacement intérieur est un acte purement physique, et la même remarque s'applique à une ablution qui ne signifie pas purification intérieure. La détermination du degré d'effacement et de purification intérieurs, respectivement symbolisés par les rites de prosternation et d'ablution, varie selon la faculté de conception de chaque personne; il en est de même pour tous les autres rites. Ghazâli mentionne que lorsque le pèlerin ôte ses sandales avant son d'entrée rituelle dans le pèlerinage, à l'exemple de Moïse ôtant ses sandales dans la vallée sacrée (Coran XX, 12), cela signifie qu'il se dépouille de ce monde et de l'autre : " Cependant, ajoute-t-il, si ton âme se dérobe devant ce symbolisme, cherche réconfort en Ses paroles : Il fait descendre l'eau du ciel et les vallées en son inondées, chacune selon sa capacité (Coran XIII, 17), car les commentaires nous enseignent que l'eau est la gnose et que les vallées sont les coeurs."


Il fait suivre cela d'un passage dans lequel on peut dire qu'il s'exprime, au sujet de l'interprétation symbolique des textes sacrés, avec l'accent de tous les vrais mystiques :

" Celui qui ne considère que la signification extérieur ou littérale en l'isolant de l'ensemble est un matérialiste (hashwî), et celui qui ne considère que la signification intérieure en l'isolant de l'ensemble est un pseudo-mystique (bâtinî), mais celui qui allie les deux significations est parfait. C'est en ce sens que le Prophète a dit : " Le Coran est comme une muraille surmontée d'une tour de guet, il a un extérieur et un intérieur." Ou peut être est ce 'Ali qui a dit cette parole, car le lignage de celui-ci s'arrête à lui. Ce que je veux montrer, c'est que Moïse avait vu dans l'ordre d'ôter ses deux sandales un ordre de se dépouiller des deux mondes, aussi obéit-il à ce commandement, extérieurement en retirant ses sandales, et intérieurement en rejetant les mondes. Le véritable rapport est celui-ci : il faut aller et venir, passer de l'un à l'autre, de la formule extérieure au secret intérieur".

Presque tous les écrivains soufis, dans leurs poèmes ou leurs traités, se sont référés à la signification intérieure des rites islamiques; certains seulement en passant, d'autres avec plus d'insistance. Mais il est fort possible que le cheikh ait été le premier - et se révèle le dernier - à écrire un commentaire donnant une interprétation métaphysique des plus petits détails du rite, non seulement en ce qui concerne ce qui est obligatoire (fard), mais aussi ce qui est recommandé (mandûb), permis (mubâh), fortement déconseillé (mukrûh) et interdit (harâm).

En commentant le vers d'Ibn 'Ashir :

La pureté est réalisée, par l'eau que rien n'a altérée,

il dit : " La pureté est réalisée par l'eau absolue, l'eau de l'invisible, c'est à dire la limpidité dont le monde visible est inondé, limpidité qui varie dans sa manifestation, ne faisant qu'un avec elle-même en son apparente multiplicité, manifestée par elle-même, cachée dans l'intensité de sa manifestation, absolue dans sa relativité - telle est l'eau exempte de toute souillure, qui sert à la purification. 
D'elle un gnostique a dit :


Fais ton ablution avec  l'eau de  invisible
Si tu possèdes le secret, mais sinon, avec terre ou pierre.

" Telle est l'eau de l'invisible, qui sert à la purification; toute autre eau auprès d'elle est comme du sable sec et ne peut être utilisée, à moins que celle-ci n'ait été perdue. Pour convenir à ce rite spécial de purification, l'eau doit être exempte de toute souillure. Cette restriction exclut les eaux du monde sensible et celles du monde psychique, puisque les unes et les autres ont subi une modification de leur état originel. C'est l'eau de l'esprit qui remplit toutes les conditions requises, car, en vérité, elle est absolue, exempte de toute souillure parce qu'elle demeure toujours telle qu'elle était; ni altérée ni parfumée par rien, elle ne s'ajoute à rien, rien ne la limite, il n'y a rien au-dessus d'elle et rien au-dessous.
C'est là que réside la vérité de l'absolu, et seule celle-ci mérite le nom d'eau. Par elle, et par nulle autre, on peut parvenir à la purification de l'altérité existentielle. Tu devrais savoir, en outre, que la source d'où jaillit cette eau c'est le coeur du gnostique; aussi celui qui aspire à la purification doit-il se mettre à la recherche de sa tente et se tenir humblement à sa porte. S'il trouve cette eau, qu'il en vérifie les trois qualifications (1) et si elles s'y trouvent, il a obtenu ce qu'il cherchait. Mais s'il constate en elle un changement par rapport à son état originel, du fait que quelque chose l'a modifiée, il doit alors juger d'après la cause de l'altération, ainsi que l'a dit précisément notre auteur :


Altérée par une chose impure, elle est rejetée,
Mais altérée par une chose pure, elle servira à l'usage ordinaire.

" Altérée par une chose impure" signifie qu'elle a été souillée par une âme qui revendique une existence indépendante, car si l'âme a communiqué à l'eau son parfum, l'être de cette eau est devenu néant, et elle ne servira ni au culte ni même à l'usage ordinaire, mais sera rejetée et évitée.
Tandis que si l'on constate qu'elle a été modifiée en l'un de ses attributs, ou même en tous, par quelque chose de pur, on l'utilisera à l'usage ordinaire et non pour le culte. " L'usage ordinaire" signifie qu'elle servira, en tant qu'aide, à exécuter les prescriptions de la religion, à éviter ce qui est défendu et à accomplir les actes de piété volontaires, comme jeûner, veiller et autres actes semblables; mais elle ne servira pas de préparation au culte, qui est un moyen d'entrer en présence de Dieu et de Le voir. La pureté indispensable pour cela ne peut être atteinte que par la découverte de l'eau véritable.




En un mot, il y'a trois sortes d'eau : l'eau souillée, l'eau propre et l'eau pure. Celui qui possède de l'eau souillée est celui dont l'âme est altérée par l'amour de ce monde et par un penchant excessif pour lui; celui qui possède de l'eau propre est celui dont l'âme est pleine d'un amour si excessif de l'autre monde qu'il en est détourné de l'amour de son Créateur; tandis que l'eau pure appartient à celui qui n'est absolument ni altéré ni souillé, n'ayant ni désir ni aspiration que de son Seigneur et n'acceptant d'être rien en dehors de Lui. Le culte de celui-ci est pour Dieu et par Dieu, comme l'a dit l'un d'eux :


D'aucuns rendent un culte par crainte de l'enfer,
Voyant dans le salut une faveur très simple,
D'autres pour obtenir de vivre
Au paradis; dans les prés, le matin,
S'y chauffer au soleil et boire l'eau de Selsebil (fontaine du paradis).
Pour moi, je n'ai en vue ni le ciel ni l'enfer.
Et je ne veux pour rien échanger mon amour : en moi,
Au plus intime, tel l'Esprit de la vie,
Tu as tout pénétré.
Car d'un ami intime, telle est l'intimité.

" Cela est la réalité intérieure de la limpidité et de la pureté de l'eau, de sorte que celui qui ne la trouve pas éprouve, en vérité, privation. C'est pourquoi, que celui qui est doué d'intelligence n'épargne aucun effort pour la chercher et qu'il ne se satisfasse de rien d'autre, mais qu'il la  prenne là où il la trouve, dût-il en coûter sa fortune et sa vie même.
" L'eau n'est pas corrompue si elle n'est modifiée que par stagnation. D'où l'expression suivante :


Mais quand son changement vient d'un mélange prolongé
Avec quelque chose de propre, si, par exemple, elle est troublée
D'argile rouge, et de même quand elle est glace fondue,
tiens-la pour pure.

" En ces vers, il fait une exception pour l'eau qui a subi un changement du seul fait de stagnation et pour l'eau redevenue liquide après avoir été gelée. L'exception de stagnation s'applique au monde intermédiaire, dont l'eau avait été d'abord exclue pour s' être modifiée à l'égard de son état originel; mais si ce changement provient de stagnation, l'eau peut servir non seulement à l'usage ordinaire, mais aussi au culte; toutefois, en ce qui concerne le culte, elle ne peut être utilisée que si l'eau réelle a été perdue.

" Dans l'exception est aussi inclus le monde sensible, mais seulement à condition qu'il ait été fondu après sa  cristallisation; en ce cas, il doit être considéré comme absolu, car l'archétype est absolu et retourner à l'archétype, ainsi que l'a dit le poète de la 'Ainiyyah (2) :


Le monde n'est qu'une île de glace,
Toi, de l'eau coulant de ses bords.
La glace, en vérité, n'est autre que son eau.
Si elle est nommée glace au terme de la Loi,
Ce terme est aboli lorsque la glace fond
Et elle est nommée eau, selon sa réalité même."

Le but de l'ablution, en islam, est d'éliminer l'impureté intérieure, symbolisée par les différentes modalités d'impureté extérieure ou, en cas de doute, de ce qu'on suppose être une impureté extérieure et qui rend l'ablution nécessaire pour l'accomplissement de la prière rituelle. La loi définit seulement l'impureté extérieure ou symbolique, la conception de ce qu'elle symbolise variant selon les différentes aspirations spirituelles. Au niveau le plus élevé, sa conception est exprimée dans cette parole, déjà citée, de Rabi'ah al-'Adawiyyah :
" Ton existence est un péché auquel nul autre ne peut être comparé."


" La souillure (hadath), poursuit le cheikh, signifie ici l'existence éphémère (hudûth), c'est à dire l'existence d'autre que Dieu. Celle-ci n'est chassée du coeur du gnostique et son voile n'est retiré de l'oeil intérieur de ce dernier pour être remplacé, en sa vision, par l’Éternité, que grâce à la découverte de l'eau et par sa purification. S'il n'est purifié par elle, il est loin de la présence de son Seigneur, il est incapable d'entrer en cette présence et, plus encore, d'y demeurer. De même, le serviteur ne cessera de croire à l'existence à  d'une souillure dans toutes les créatures jusqu'à ce qu'il ait versé cette eau absolue sur leur apparence extérieure. Sans elle, il ne cessera de les condamner, et comment reviendrait-il sur son jugement alors que ses yeux voient leur souillure et que son coeur croit à l'existence indépendante de la création ? Il est loin de prendre l'apparence extérieure des choses pour autre qu'il ne la voit et d'estimer pures ces choses, comme si la cause pour laquelle il les condamne avait disparu de sa vue. Et comment les jugerait-il pures, alors qu'il voit leur transgression, leur désobéissance, leur mécréance, leur hypocrisie, leur idolâtrie, leurs divisions et tout le reste - comment tant qu'il n'a pas changé son point de vue pour un autre tout à fait au-delà de son expérience ? Voyant la lettre shîn, peut-il dire qu'il s'agit de zain ? En fait, il dit ce qu'il voit, rien d'autre. Les jarres ne suintent que de ce qu'elles contiennent. Ainsi juge-t-il que la plupart des créatures sont coupables de souillure, et ce verdict n'est révoqué de son coeur que grâce à la purification par cette eau absolue. Une fois la pureté réalisée, c'est à dire quand il aura lavé en cette eau l'apparence extérieure des choses - ou plutôt, quand il y aura lavé sa  propre vision, car, pour ce qui est des choses, elles sont déjà pures avant d'être purifiées -, alors ses yeux lui diront que son jugement était faux et il parviendra à voir ce qu'il n'avait jamais vu auparavant."



En distinguant entre les ablutions, la grande et la petite, le cheikh dit que la pureté obtenue par la petite, qui consiste à laver seulement certaines parties du corps, signifie l'extinction dans les sept qualités de la vérité - puissance, volonté, connaissance, vie, ouïe, vue et parole. Cette pureté, dit-il, " est réalisée et renouvelée par l'ensemble des soufis comme par les élus, tandis que la grande pureté appartient seulement aux prophètes et aux plus grands des saints".
A chacun de ceux-ci, lorsqu'il a obtenu la pureté de l'extinction complète, symbolisée par le lavage du corps entier dans la grande ablution, " la vérité apparaît tout à coup, dès que l'ablution est terminée, et cette vision lui vient dans sa totalité, sans aucune limitation ni interruption, sans révéler une partie à l'exclusion d'une autre; la vérité lui apparaît, au  contraire, en toutes ses manifestations, de sorte qu'il connait, en la voyant directement et en la vivant, la vérité de Sa parole Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu. Aussi notre auteur a-t-il parlé de la nécessité de "frotter avec l'eau le corps entier", parce que la manifestation de la vérité embrasse toutes choses, les plus élevées et les plus humbles, le majestueux et le beau. C'est ainsi qu'il parvient à la station de l'amitié intime (khullah) en laquelle il est pénétré de l'amour de son bien-aimé, mêlé à Son sang et à Sa chair, à la fois extérieurement et intérieurement, d'où la nécessité de "mouiller entièrement (takhlî) la chevelure", afin que le gnostique soit aussi totalement inondé par l'amour de la vérité que sa chevelure par l'eau".






(1) A savoir, qu'elle soit absolue, exempte de toute souillure (c'est à dire exempte de toute présence étrangère), et qu'elle reste toujours telle qu'elle était - en d'autres termes, qu'elle soit absolue, infinie, éternelle.
(2) Jîlî, Al-Insân al-Kamil, chap. 7

Source: Un Saint soufi du XXème siècle - Le cheikh Ahmad al-'Alawî

dimanche 10 janvier 2016

De l'Unicité (al-Wâdiyah) - 'Abd Al-Karîm Al-Jîlî

L'Unicité est une révélation de l'Essence

Qui apparaît comme synthèse à cause de la distinction de mes qualités.
Tout en Elle est unique et différencié en même temps.
Admire donc la multiplicité essentiellement une !
En Elle, celui-ci est cela même, et ce qui s'en va est comme ce qui vient.
Elle est la Réalité Divine (al-haqîqah) de la multiplicité
Contenue dans la Solitude (al-wahdah) Divine sans dispersion.
Par Elle tout se retrouve dans le principe de chaque chose.
Et sous ce rapport la négation (an-nafy) est égale à l'affirmation (al-ithbât).
La " Discrimination " (al-furqân) essentielle est Sa forme totale.
Et la multiplicité des Qualités apparaissant en Elle est comme celles des versets (dans le livre sacré).
Récite-le donc, et lis en toi-même le secret de [Son livre];
Car c'est toi le " Modèle évident " (al-imâm al-mubîn) et c'est en toi que se cache " Le Livre caché" (al-kitâb al maknûn).
Sache que le mot " Unicité " (al-wâhidiyah) désigne la révélation suivante de l'Essence : l'Essence apparaît comme Qualité et la Qualité comme Essence, en sorte que, sous ce rapport, chaque Qualité Divine se présente comme la détermination essentielle (al-'ayn) de chacune des autres.
Ainsi, par exemple, le Vengeur (al-muntaqim) y est Dieu même, et Dieu est le vengeur même; d'autre part, le Vengeur y est le Bienfaisant (al-mun'îm) même; pareillement, l'Unicité se manifeste Elle-même dans la grâce (an-ni'mah) et se manifeste essentiellement dans la vengeance; la grâce, qui est un aspect de la miséricorde (ar-rahmah), se présente ainsi comme l'essence même de la vengeance qui, elle, est un aspect du châtiment même; et d'autre part, la vengeance, qui n'est autre que le châtiment, se montre comme  aspect de la grâce qui s'identifie à la miséricorde. Il en est ainsi en vertu de l'apparition de l'Essence dans les Qualités dans leurs effets.

En toute chose où l'Essence se manifeste selon la loi de l'Unicité (al-wâhidiyah), Elle est la détermination essentielle de toute autre chose; mais ceci ne se réfère qu'à l'aspect Divin de l'Unicité, non pas à l'Essence en tant qu'Elle donne à tout réel ce qui lui revient de réalité, car ce serait là la révélation de l'Essence même.

La distinction entre l'Unité (al-ahadiyah), l'Unicité (al-wâhidiyah) et la " Qualité de Divinité " (al-ulûhiyah) consiste en ce que, dans l'Unité, rien des Noms et des Qualités ne se manifeste; elle se rapporte donc à l'Essence pure dans son actualité immédiate, tandis que dans l'Unicité les Noms et les Qualités et leurs activités se manifestent, mais par égard à l'Essence seulement, non pas en mode séparatif, de façon que chacune y est la détermination essentielle de l'autre. Quant à la " Qualité de Divinité ", les Noms et les Qualités s'y manifestent selon ce qui est propre à chacun d'eux; le Bienfaisant y est le contraire du Vengeur et vice-versa. Il en est de même des autres Noms et Qualités; l'Unité, cependant, apparaît dans la " Qualité de Divinité " suivant ce qu'exige la loi de l'Unité même et suivant ce qu'exige la loi de l'Unicité, de sorte que la " Qualité de Divinité ", qui englobe en sa révélation les lois de toutes les révélations, donne à tout réel ce qui lui revient de réalité.

L'Unité correspond à la parole Divine : " Dieu était et aucune chose avec Lui" (hadîth qudsî), et l'Unicité à la suite : " et Il est maintenant tel qu'Il était".

Dieu dit : " Toute chose est périssable sauf Sa Face " (Coran XXVII, 88).
C'est pour cela que l'Unité est supérieure à l'Unicité, puisqu'elle est l'Essence pure, et que la " Qualité de Divinité " est supérieure à l'Unité, puisqu'elle lui donne sa réalité; car la loi de la " Qualité de Divinité " consiste en ce qu'elle est le suprême des Noms, le plus complet, le plus noble et le plus excellent; sa supériorité sur l'Unité est comme la supériorité du tout sur la partie, tandis que la supériorité de l'unité sur les autres révélations de l'Essence est comme celle de la racine sur les branches. Quant à la supériorité de l'Unicité sur le reste des révélations, elle est comme celle de l'Union sur la séparation.

Recherche donc ses significations en toi-même et médite-les !

Source: De l'homme universel ('Abd Al-Karîm Al-Jîlî)